Dans le miroir aux loups: moutons de Panurge et boucs émissaires.
Eric VISSOUZE, Accompagnateur en montagne, chargé de constats d’attaques sur troupeaux domestiques et suivi du loup dans les Alpes de Haute Provence, auprès de l’Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage.
Le retour des loups en France est très révélateur d’une situation complexe où la place et le rôle de l’homme sont en question.
La prise de conscience de plus en plus répandue des désastres provoqués par nos sociétés occidentales en matière d’environnement a conduit à certains choix visant à protéger, à réparer, tout en cherchant à redéfinir notre rapport à la nature. D’où la ratification par l’état français de la loi européenne de protection des grands prédateurs.
Éleveurs et bergers doivent donc maintenant faire face à la présence non souhaitée du loup, ce qui leur demande un surcroît de travail ainsi que des changements dans leur mode de fonctionnement. Des solutions et des contributions financières plus ou moins conséquentes existent et les aident à s’adapter, mais leur désarroi et leur souffrance sont bien réels pour nombre d’entre eux.
Le loup avive les blessures, rouvre les plaies, perturbe le quotidien et fait figure de coupable d’une situation dont il est loin d’être le seul responsable.
Les adaptations à la présence du prédateur ne sont pas toujours évidentes à mettre en place, surtout dans les alpages. Le parc de nuit, avec des filets électrifiés pour protéger le troupeau près de la cabane au lieu des couchades libres traditionnelles, provoque aux alentours une érosion du sol de plus en plus marquée du fait de l’aller-retour quotidien.
Un certain impact économique existe aussi, car brebis et agneaux ont tendance à moins engraisser à cause de tous ces déplacements et ça demande un travail supplémentaire pour les bergers, qui, d’autre part, ne sont pas tranquilles lorsque la présence du loup se confirme ; ils dorment mal la nuit et sont sur leurs gardes dans la journée. Ce qui entraine un impact psychologique, d’autant plus lors de la découverte des victimes, parfois plusieurs dizaines, égorgées, déchiquetées, ou agonisantes qu’il faut abattre sur place…
La présence des chiens de protection, dont le patou est le plus répandu, diminue le nombre et la gravité des attaques, les déplaçant plutôt dans la journée, sinon la nuit sur des lots de brebis qui se sont coupées du troupeau. Mais ces chiens posent de plus en plus de problèmes vis à vis des randonneurs ou de simples passants, qui, souvent, ne comprennent pas ou ne respectent pas les consignes, pourtant largement diffusées.
Les chiens de protection requièrent un réel savoir-faire qui fait souvent défaut actuellement. Ils ne sont en conséquence pas toujours bien efficaces, surtout si l’on considère que dans l’idéal ils devraient former un groupe équilibré avec un nombre minimum d’individus (deux pour cent brebis, sept pour mille, dix pour mille cinq cent) d’après certains experts. Or ce sont des conditions très difficiles à obtenir en alpages où, en général, les bergers ne connaissent pas les chiens et gardent les troupeaux de plusieurs éleveurs associés pendant l’estive.
Il faut compter deux à trois ans pour les former et ils ne sont performants que pendant cinq ans environ. Ils peuvent se montrer très agressifs dans certaines situations, surtout s’ils n’ont pas été dressés de manière adéquate, notamment vis-à-vis des autres chiens et en général lorsque les promeneurs ont peur et qu’ils font le contraire de ce qu’il convient, comme passer dans le troupeau, jeter des pierres aux chiens, leur donner des coups de bâtons ou s’enfuir devant eux. La faune sauvage en subit elle aussi des dommages, en particulier les marmottes en été, ainsi que chevreuils et autres toute l’année, lorsque ces chiens vont faire un tour…
Des subventions permettent aux éleveurs d’employer des aide-bergers et de rénover ou de construire des cabanes, ce qui est un atout non négligeable. Toutes ces mesures de prévention réduisent certainement les risques mais ne pourront probablement jamais les empêcher tout à fait, face à un prédateur comme le loup. D’ailleurs elles ne sont pas toujours applicables à cent pour cent (périmètres de captage des eaux interdisant les parcs ; quartiers trop éloignés…).
Les moyens de protection sont cependant devenus indispensables et devraient être de plus en plus sûrs avec l’expérience et les innovations. Il existe encore les techniques d’effarouchement, mais les moyens classiques (principalement des lumières, des coups de feu ou des émissions de radios intermittentes) ne font effet que dans les premiers temps. Il y a certainement des progrès à faire à ce niveau, pour mettre au point des solutions qui pourraient au moins inquiéter suffisamment le prédateur et le contraindre autant que possible à se tenir à l’écart des troupeaux.
Amélioration de la gestion des chiens de protection et recherche de répulsifs valables contre les loups sont à mon avis les deux priorités dans ce domaine.
En tout cas il est certain qu’un berger disposant d’un revenu conséquent, d’une cabane confortable avec parc de nuit à côté et de quelques chiens de protection efficaces saura mieux gérer son troupeau et aura moins de cas de prédations, concernant principalement des brebis isolées.
Car les loups sont très malins et savent profiter de la moindre occasion qui se présente, au point qu’on est souvent étonné par leur opportunisme. Ils sont là où on ne les attend pas, déjouant parfois les chiens de protection, fondant sur leurs proies au moment le plus favorable. Dans les conditions actuelles il craint plus que tout l’être humain, qu’il fuit normalement dès qu’il sent sa présence, ce qui le rend d’autant moins visible. Cependant certains loups n’hésitent plus à attaquer les troupeaux même en présence des bergers ; ils ne sont pas toujours suffisamment farouches et peuvent s’approcher des maisons, des bergeries. Ils s’en prennent évidemment à d’autres animaux domestiques comme les caprins, mais aussi les jeunes bovins ou équidés. En meute ils sont capables de s’attaquer à de grosses proies. Ainsi l’une de leurs préférées est le cerf.
Les éleveurs et les bergers ont le devoir de soigner et de protéger leurs bêtes ; se défendre dans des conditions raisonnables me semble légitime. Il y a des chances pour que les loups deviennent plus discrets s’ils se font recevoir de temps en temps à coups de fusil lorsqu’ils sont repérés près des moutons, cela pour leur faire peur avant tout car il n’est pas aisé de les atteindre.
Préservation du loup devrait impérativement rimer avec préservation du pastoralisme, du petit élevage de montagne. Ce n’est pas facile mais probablement réalisable à long terme. Tout le monde doit faire un effort (à part ceux qui préfèreraient que de grandes zones de montagnes deviennent des sanctuaires débarrassés de la présence humaine, tout le monde habitant dans les mégapoles, ou en orbite peut-être ?..). Il ne s’agit pas seulement des éleveurs, des bergers, des chasseurs, ou du soutien financier des contribuables, mais aussi des promeneurs, qui doivent comprendre qu’il convient au minimum de tenir ses chiens et de contourner les troupeaux sans les déranger.
Ainsi les loups pourront peut-être trouver une petite place dans nos régions, où ils seront plus ou moins tolérés. Sinon, ils continueront à déchaîner les passions. Symboles de liberté et de pureté sauvage pour certains ; haïs, dénigrés, braconnés par d’autres, éliminés en particulier avec du poison qui peut intoxiquer toute la chaîne alimentaire.
C’est au niveau des politiques agricoles que de réels changements pourraient être mis en place, favorisant la qualité plutôt que la quantité. Ce qui demande des transformations en profondeur de nos sociétés axées sur le profit à court terme, peu propices à promouvoir des gestions basées sur des pratiques et des échanges équilibrés, équitables, durables, respectueux de l’autre, de la nature.
Alors, comment allier nature sauvage et monde actuel ? L’Europe, la France, ce n’est pas l’Amérique du nord ou la Sibérie. Les espaces n’y sont pas aussi vastes et, encore moins, sauvages.
Il est d’ailleurs intéressant de noter que notre civilisation est issue de cette révolution, commencée il y a une dizaine de milliers d’années, qui répandit l’agriculture sur toute la planète au détriment des chasseurs-cueilleurs et de l’environnement naturel. Cette confrontation entre la civilisation des labours puis du fer et les peuples racines a produit le monde moderne. Déforestation (toujours d’actualité brûlante en Amazonie, en Nouvelle-Guinée et ailleurs), pollutions généralisées, pillage des ressources naturelles, surpopulation en sont parmi les conséquences néfastes.
Il semble qu’il soit temps pour une autre révolution, d’une amplitude peut-être même supérieure. La mutation est en cours, elle dépend probablement de nos choix, chacun d’entre nous y participe.
À mon avis, le loup agit en quelque sorte comme un révélateur de nos déséquilibres, de ceux que nous avons provoqués dans la nature, tel un écho du prédateur qui est en chacun de nous.
Toute cette violence en nous, qui veut exclure, supprimer ou asservir ce qui nous dérange, qui cherche à dévorer, à posséder sans retenue tout ce qui est à portée et au-delà, doit faire place à une conscience plus élevée où la recherche du bien-être de tous occupe nos pensées, nos sentiments et nos actes. C’est devenu une question de survie, non pas tant pour le loup et pour notre planète que pour l’être humain lui-même. Un grand défi pour notre époque se situe dans le choix entre l’égoïsme destructeur qui mène vers le néant, ou l’altruisme créateur qui mène vers l’expansion de la vie.
Eric VISSOUZE, le 11 mars 2014
Accompagnateur en montagne, chargé de constats d’attaques sur troupeaux domestiques et suivi du loup dans les Alpes de Haute Provence, auprès de l’Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage.